Le jeudi 2 mai 2019, me trouvant alors au district de Trảng Bom dans la province de Đồng Nai, à une cinquantaine de kilomètres de Saïgon, je suis parti à la rencontre des deux chefs du Conseil du Peuple et Comité Populaire de la Commune d’An Viên (hội đồng nhân dân – ủy ban nhân dân xã An Viễn) pour les interroger sur l’essor économique de la province mais aussi sur les épreuves qu’elle a traversées dans l’histoire et sur ses enjeux actuels.
La commune d’An Viên accueille une population d’environ 8000 habitants, et son comité populaire est notamment chargé d’assister les paysans et autres travailleurs agricoles.
Messieurs Trương Quốc Chí et Nguyễn Danh Uy, tous deux âgés de 41 ans, ont bien voulu m’accorder cet entretien.
Je remercie mon ami Toàn pour son indispensable rôle d’interprète.
© Benoît BISSON
Entretien
VACTOURS : Bonjour messieurs et merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Pourriez-vous me présenter un peu l’histoire de votre province, afin que les lecteurs qui en ignorent l’existence puissent bénéficier d’une petite vue d’ensemble ?
Chefs du Comité Populaire d’An Vien : Alors d’abord, il faut savoir que la province de Dong Nai a une histoire qui remonte à plus de trois siècles, et participe notamment de la culture dite d’Oc Eo (civilisation indigène de Phu Nam ayant connu deux périodes d’essor, l’une entre le Ier et le IIIè siècle, l’autre du IVè au XIIè, et marquée par des influences à la fois indiennes et pré-« vietnamiennes »[1]).
Il existe principalement six ethnies dans la province : les Kinh, bien sûr ; les No Tieng, Chau No, Kho, Chau Mai et finalement les Cham – les Cham ont donné lieu à une civilisation qui a beaucoup marqué le Sud, notamment avec l’expansion du royaume de Champa.
Il existe par ailleurs le site de « Đá Ba Chồng » dans le district de Định Quán, qui rassemble en fait trois énormes blocs de pierre d’une hauteur de 36m au bord de l’autoroute 20, et qu’une statue géante de Bouddha domine depuis une petite colline. Il s’agirait de reliques de la culture Oc Eo.
Nous avons donc une province au carrefour de différentes influences.
VACTOURS : Cela concerne l’histoire ancienne qui a façonné les identités culturelles dont sont héritiers les Vietnamiens du Sud d’aujourd’hui. En matière d’histoire contemporaine, pouvez-vous nous parler de l’impact de la Guerre du Vietnam menée par les Américains ?
CCPAV : Truong et moi – Uy – sommes les fils d’une génération de soldats. Nous qui sommes nés juste après la guerre, ce sont nos parents qui ont participé à la prise d’armes contre les Américains, a fortiori nos pères. Ainsi, le mien était un soldat anti-missiles.
Toàn (interprète) : Mon père aidait à charger les convois de guerre – munitions, denrées, etc.
CCPAV : Pendant la guerre contre les Américains (1964-1975), la province de Dong Nai est l’une de celles qui ont le plus souffert, avec Hanoi bien sûr : presque tout a été rasé par les bombardements, et d’ailleurs la toponymie en a été marquée.
Ainsi le district qui accueille la commune d’An Vien s’appelle Trảng Bom, ce qui signifie littéralement le « champ de bombes ». Il existe également une rivière portant le nom de Săn Máu, « la chasse au sang », pour rendre hommage à de nombreux soldats d’Ho Chi Minh qui ont péri lors d’assauts particulièrement violents.
Dong Nai, et notamment le district de Xuan Loc, marquant la porte de Saigon, la province était un enjeu stratégique de première importance[2].
VACTOURS : Comment la province a pu se relever d’une telle manière ?
CCPAV : Tout ayant été détruit à Dong Nai, la reconstruction fut de mise. Beaucoup de Saïgonnais, à la libération, vinrent s’y installer, avant de retourner là-bas à partir du Doi Moi (1986, ouverture à l’international du pays).
L’embargo US qui se maintient jusqu’en 1994 freine toutefois le développement de la province, mais une fois levé, il est de grande intensité.
Dong Nai a pour elle de posséder beaucoup de ressources naturelles, avec une terre particulièrement fertile et ce malgré les bombardements très féroces qui ont eu lieu.
Il s’y trouve par ailleurs une forêt préhistorique préservée des attaques américaines, et classée par l’UNESCO : Nam Cat Tien.
VACTOURS : Pourriez-vous m’expliquer comment se traduit ce développement à Dong Nai ? J’ai pu voir qu’il existait de nombreuses zones industrielles.
CCPAV : Il existe 37 zones industrielles à Dong Nai, ce qui fait de la province la 3ème la plus riche après Hanoi et Saigon, mais aussi la plus polluée. Les autorités vietnamiennes conçoivent les difficultés à concilier développement et protection de l’environnement, mais n’en ont pas encore les moyens – ni les réflexes. Le fleuve de Thi Vai est notamment extrêmement pollué, et les habitants ont pour habitude de jeter au dehors leurs détritus (bouteilles et sacs en plastique, canettes, etc.).
Cela prendra le temps qu’il faudra, mais la pollution est un phénomène qui touche le monde entier, pas seulement le Vietnam.
Il faudra bien évidemment songer à une désindustrialisation progressive de la province, qu’illustre d’ailleurs la construction de nombreuses zones résidentielles. Saïgon devenant de plus en plus chère, les Vietnamiens trouvent de nouveaux horizons où vivre leur quotidien.
VACTOURS : Et la commune d’An Viên, à quoi consacre-t-elle son développement ?
CCPAV : La commune d’An Viên et ses environs se consacrent surtout à l’agriculture (production de noix de cajou et cacao principalement, mais aussi café) et à différentes industries.
La province de Dong Nai est par ailleurs l’une des plus peuplées, avec 4,54 millions d’habitants. Monsieur Truong a d’ailleurs trois enfants, et moi –Uy- 2.
VACTOURS : En matière d’éducation, comment vous situez-vous ? Combien d’écoles y a-t-il à An Viên ? Où les étudiants partent-ils étudier ?
CCPAV : Il existe au sein de la commune une école maternelle, une école primaire et un collège. Le lycée se trouve à Bien Hoa, tout comme les 5 universités de la province ainsi que quelques programmes d’échange avec des universités d’autres villes (notamment pour ce qui est du Droit de Hanoi, Hué et Saïgon). À Bien Hoa, nous formons des professeurs des écoles, des informaticiens, des ingénieurs agricoles mais aussi des spécialistes en textile.
Nous-mêmes avons cependant fait nos études à Saïgon : Truong est diplômé de l’Académie Nationale de la Fonction Publique, et moi j’ai fait des études culturelles.
VACTOURS : J’aimerais faire un petit retour culturel si vous le voulez bien. Lorsqu’on voyage au Sud du Pays, l’on remarque énormément d’églises, de temples richement décorés, de bâtiments gigantesques qui prouvent que la religiosité se pratique – bien plus au Sud qu’au Nord me semble-t-il. Pourriez-vous nous présenter un peu la pratique religieuse ?
CCPAV : Après les Accords de Genève (1954), de nombreux Vietnamiens du Nord viennent s’installer au Sud. Ils viennent des provinces catholiques de Ninh Binh et Nam Dinh, et se mettent à développer leur culte au Sud.
Il n’existe pas de budget national alloué pour les cultes religieux au Vietnam, en vertu de la séparation des Eglises et de l’Etat ; toutefois, l’on préconise une liberté et une égalité de cultes qui sont garanties par le droit vietnamien. Les églises sont financées par le Vatican et les croyants, les pagodes et autres temples bouddhistes par le Sangha bouddhiste du Vietnam (« Giáo hội Phật giáo Việt Nam ») et les croyants (« Phật tử »). Le bouddhisme a ceci de particulier qu’il est considéré comme « religion » nationale, davantage en raison de son caractère culturel que pour ses visées spirituelles au demeurant.
Par ailleurs, la Constitution reconnaît officiellement 6 grandes religions au Vietnam : le bouddhisme, le catholicisme, leprotestantisme, l’Islam – pratiqué à Dong Nai notamment par les Cham, anciennement Hindous, rassemblés au district de Xuân Loc, le Caodaïsme et le Hòa Hảo (sorte de secte basée sur une réforme personnelle du bouddhisme).
À ce sujet, j’ai pu voir que Notre-Dame-de-Paris avait brûlé ! Sachez que le peuple vietnamien se joint à votre douleur pour la dégradation de ce monument emblématique de la culture française.
VACTOURS : C’est très aimable à vous et je me fais, à mon échelle, l’ambassadeur de vos bons vœux.
D’ailleurs, que connaissez-vous de cette culture française ? Jouons un jeu : pourriez-vous me donner tout ce qui vous passe par la tête ?
CCPAV : Pour moi, c’est d’abord le poème Elsa au miroir de Louis Aragon, à travers lequel j’ai pu ressentir le conflit franco-allemand de la Deuxième guerre mondiale. Nous considérons la France comme une très haute culture, les Français comme un peuple très civilisé. Notre Dame de Paris de Victor Hugo, les romans de Balzac, mais aussi les fables deLafontaine – particulièrement celle du Renard et des raisins-, la figure de Napoléon bien sûr, celle de De Gaulle – votre Giáp[3] à vous !, De Castries, etc.
Mes grands-parents – Uy – parlaient d’ailleurs le français.
VACTOURS : En soi, les Vietnamiens ont une connaissance de l’identité nationale française très classique, très républicaine ; une vision du XXème siècle à laquelle peut faire écho dans une certaine mesure l’identité nationale vietnamienne contemporaine issue de la Révolution d’août.
En tout cas, cet entretien fut très enrichissant et je vous remercie de votre extrême cordialité !
CCPAV : Pas de soucis, les Français sont les bienvenus à Dong Nai et nous nous ferons une joie de les accueillir.
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[1] Pour en savoir plus : http://baotanglichsu.vn/fr/Articles/3276/69515/la-culture-doc-eo-une-ancienne-culture-du-sud.html (attention, article écrit dans un français imparfait).
[2] Voir la Bataille de Xuan Loc du 9 au 21 avril 1975 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Xu%C3%A2n_L%E1%BB%99c
[3] Võ Nguyên Giáp (1911-2013), vainqueur de Dien Bien Phu, la 2ème personne la plus respectée au Vietnam après le président Ho Chi Minh.